Le surgissement des poussières – Angélique Jacquemoire

 

La Conserverie, un lieu darchives Art contemporain

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du 13 janvier au 02 mars 2024

Vernissage le vendredi 12 janvier à partir de 18h.

 


Angélique Jacquemoire – Le surgissement des poussières

Fermez les yeux. Imaginez : un lieu de vie attaché à l’enfance – la vôtre, celle d’un·e autre, peu importe. Un appartement dans une cité du Nord de la France ; vue dégagée sur le gris joyeux, écho des ballons sur le bitume. Un mas vieillissant au soleil de Provence ; l’odeur de l’humidité au ras des tomettes, l’air sec et brûlant derrière les persiennes constamment fermées. Un pavillon sans charme dans une région qui en a pourtant ; une nationale, de l’herbe, des fleurs, des arbres, des durées lisses, sans prises. Un lieu de vie que l’on transporte à jamais, en soi, confusément, le plus souvent. Là… Vous l’avez ? Imaginez : y retourner. Plus tard. Des années plus tard. Quelques-unes, des dizaines, là encore, peu importe.

Peu importe – pourvu que le temps ait suffisamment « passé » pour que l’espace s’en trouve modifié. Tout y serait désormais plus petit. Ou plus grand. Plus sombre. Ou plus lumineux. En fait, même les couleurs revêtiraient des tonalités qu’on ne leur connaissait pas, tout du moins, pas à cet endroit-là. Est-ce que cette composition au mur, de photographies et peintures mêlées, était accrochée ainsi ? Et ce portrait… c’est drôle, ce portrait, on ne s’en souvenait pas exactement comme ça. C’est bien lui mais… l’orientation du visage, l’expression ? Quelque chose semble avoir comme… bougé.

Ce lieu, arpenté enfant, ce lieu, arpenté mentalement depuis, ce lieu, il était fragments – ceux qui vous éclatent à la figure à la faveur d’une remémoration, ceux qui existaient déjà dans cette perception ultra-focalisée du monde dont les enfants sont les appareils, où ça, ça et ça, ici, là et puis là-bas, peuvent être tout-près et en même temps si loin –, il était fragments donc, il était plat aussi. Comme dans une mauvaise modélisation 3D. Les pans de murs, de réalités, de souvenirs, tout était là, l’agencement correspondait, les angles aussi, tout était là, mais tout n’était que surface(s). Ce lieu, parcouru plus tard, avait soudainement acquis une épaisseur, une profondeur.

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Mais en réalité, c’était déjà arrivé, à l’époque. Une fois. Un rayon de soleil était venu s’écraser au sol, de tout son poids. Était-ce l’impact qui avait soulevé la poussière jusqu’ici docile ? La pièce où vous vous teniez, trop jeune encore, s’était emplie de cet humble poudroiement, et vous en aviez alors découvert les dimensions. Vous vous souvenez ?

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Dans un très court texte de 1986, intitulé « Superstition », Georges Didi-Huberman écrit : « La poussière nous montre qu’existe la lumière. […] La poussière nous montre surtout qu’existe un lien profond de la lumière avec la suspension, avec le suspens. […] Suspension et suspens, mots très proches, en appellent un troisième dans cet ordre d’idée d’un quelque chose suspendu en l’air, subtil, sans socle, au-dessus ou tout autour de nous : c’est le mot superstition, qui signifie d’abord le fait de se tenir au-dessus, le fait de surplomber. »¹

C’est Angélique Jacquemoire elle-même qui m’avait envoyé les quelques pages de ce texte, par courriel. Je l’avais vainement cherché en bibliothèque, et ne l’avais trouvé. Je ne l’avais jamais lu, je n’en avais, à dire vrai, jamais eu connaissance, et j’étais curieuse de le découvrir.

Pourtant, lorsque l’artiste m’avait dévoilé le titre de son exposition à venir, je dois bien l’avouer, la toute première image que ce « surgissement des poussières » a précipité sur moi ne fut pas celle d’un espace-temps rendu palpable par un peu de poussière et de lumière, mais celle de cendres et d’escarbilles projetées dans l’air âcre et tourbillonnant d’un feu.

Un feu modeste et contraint, allumé à la va-vite. Comme avant. Avant le boîtier anti-fumée vissé au plafond, dans l’entrée. Avant les arrêtés préfectoraux, et lorsque le vent ne soufflait pas trop, à la barbe des voisin·e·s que l’odeur incommodait quand même. On se mettait au-dessus de l’évier de la cuisine, au fond du jardin ou sur le parking de derrière. Là, où l’on pouvait. Souvent, dans ce lieu de l’enfance où l’on n’avait pas remis les pieds depuis longtemps, si longtemps, ce lieu familier devenu étrange, étranger, avec ses tonalités faussées, ses dimensions escamotées, souvent, pour y accomplir des rituels de l’après, ranger les affaires de celui ou celle qui vivait là et qu’on aurait dû revenir voir plus tôt, trier les papiers, les photographies aux murs et dans des boîtes à chaussures, ouvrir tous les tiroirs des meubles à la recherche d’un briquet, d’une boîte d’allumettes, et brûler tout ça.

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Avait-t-elle également été saisie par le brusque surgissement de cendres et d’escarbilles projetées dans l’air âcre et tourbillonnant du feu qu’elle alimenta de ses propres archives, d’abord à la faveur de l’un de ces réaménagements de vie – que l’on rencontre tou·te·s un jour – puis à la douceur du spectacle de ce qui devint matériau de travail – ses photographies partant en fumée devant l’objectif de sa caméra, disséminant au passage ses lectures de La Psychanalyse du feu ou de La survivance des lucioles ?

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Angélique Jacquemoire n’avait encore jamais convoqué le feu dans son travail, pourtant, d’une certaine manière, il avait peut-être toujours été là, couvant.

Parce qu’elle travaille à partir d’images glanées ici ou là, sur des marchés, dans des vide-greniers, des boutiques à images, des fonds comme celui de La Conserverie – des négatifs, des diapositives, des tirages photographiques, des cassettes VHS, des images plus ou moins réussies, plus ou moins abîmées, plus ou moins chargées d’intentions, dérobées, posées. Celles que l’on voue aux flammes. Celles qui datent de l’argentique et de la bande magnétique, celles qui sont pleines de flashs, d’insolations, de révélations, de réverbérations, celles qui demeurent, à la manière d’une persistance rétinienne. Parce que ses images parlent d’apparition (physique) et d’apparitions (spectrales) autant que de disparition(s) – celle de leurs sujets, celle de leurs supports – et que l’artiste se plaît à étirer leurs durées d’existence pourtant fatalement limitées en les soumettant à une série de gestes eux-mêmes, tout à la fois, destructeurs et rédempteurs.

Un exemple, parmi tant d’autres. Les peintures de la série « Flashlight » pour lesquelles l’artiste a rephotographié au flash des images issues d’une VHS qu’elle avait au préalable fait tirer sur un papier brillant, froissé ensuite intentionnellement. Sur l’une de ces toiles, une silhouette tente d’émerger de l’obscurité du fond ; des traits blancs rendent sa tentative d’incarnation à la géométrie du plan, tout en la parant d’un mystérieux exosquelette. Nul ne saurait dire si ces traces de pinceau témoignent de déchirures due aux manipulations de la photographie rephotographiée ou bien de jeux de reflets sur la surface de la même photographie que la prise de vue au flash aurait accentué. Angélique Jacquemoire multiplie les étapes, et ce faisant les écarts. Le choix de l’huile parachève de brouiller les pistes, au sens propre compris. Certes, il permet d’accentuer la colorimétrie défaillante ou saturée des images altérées, mais il permet surtout, ici, de réinjecter du mouvement dans la fixité. L’image devient fluide, les jeux de transparence révèlent son épaisseur, l’impression de balayage renvoie à la bande magnétique.

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L’image. Les images. « Mes images ». Lorsque je lui ai fait remarquer qu’elle parlait de ses « images » davantage que de ses vidéos, ses peintures ou ses photographies, Angélique Jacquemoire a eu un sourire dans la voix. « Il pourrait même y avoir des volumes un jour ». Mais il est bien question d’image(s).

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Dans L’imagement, Jean-Christophe Bailly rappelle, quelque part, en passant, que « l’image est toujours déjà seconde »². J’ai songé à ce qu’Angélique Jacquemoire m’avait dit, au téléphone, après avoir concédé que le feu était probablement là depuis toujours : « puisque comme lui, l’image ne peut être saisie ».

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Peut-être aurez-vous la chance de pouvoir visiter les deux temps de son exposition personnelle à La Conserverie, et faire l’expérience du trouble éprouvé au retour dans un lieu dont on aurait légèrement modifié les composants – voire même dont les composants auraient été eux-mêmes légèrement modifiés. Ou du retour dans un lieu dont le processus mémoriel aurait légèrement modifié les composants – voire même dont les composants auraient été eux-mêmes légèrement modifiés par ledit processus mémoriel.

Un bougé, plus ou moins perceptible, où le cours des choses pourrait reprendre.

Peut-être aurez-vous la chance de pouvoir faire l’expérience, à travers les deux accrochages proposés par l’artiste, de la différance (avec un « a ») chère à Jacques Derrida (1930-2004), qui diffère et différencie, celle qui crée un écart, un espace-temps.

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La mise en espace, pour Angélique Jacquemoire, est une étape fondamentale dans le processus de construction des images. Elle n’est pas la dernière, elle peut n’être qu’une étape dans ce processus infini. D’ailleurs, l’artiste titre peu ses œuvres et préfère titrer les ensembles d’un moment donné, assumant pleinement que certaines des œuvres de ces ensembles puissent venir en constituer d’autres, à d’autres moments. De même que les images qui nous traversent se trouvent sans cesse réagencées et reconfigurées.

Les accrochages d’Angélique Jacquemoire créent des blancs, semblables à ceux de la mémoire. Libre à chacun·e de les investir de ses propres souvenirs, impressions, réminiscences, ou d’abandonner cet hors-champ de l’image aux sensations, aux interprétations, aux incompréhensions. D’ailleurs, le blanc du mur agît ici comme la neige des images – il bruisse.

Les petits formats d’Angélique Jacquemoire quant à eux agissent comme des poussières donnant une troisième dimension aux choses, des poussières dans la lumière, « superstitieuses », se tenant au-dessus, en surplomb, comme le notait Georges Didi-Huberman. Parce qu’elles savent, me suis-je dit. Elles savent que nous le redeviendront toutes et tous, elles retardent ce moment.

 

Marie Cantos, décembre 2023

¹Texte paru initialement dans le numéro 8 de la revue Antigone (Lédignan), et que l’on peut lire dans l’ouvrage collectif De la minceur de l’image, publié sous la direction de Nicole Gingras, par les éditions Dazibao (Montréal), en 1997, dans la collection « les essais ».
²Quelque part, en passant, et plus précisément page 18 de l’ouvrage paru aux éditions du Seuil (Paris), en 2020, dans la collection « Fiction et compagnie ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette exposition reçoit le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles Bourgogne-Franche-Comté.
©Angélique Jacquemoire