Du 08 janvier au 21 février 2022

Vernissage le vendredi 07 janvier à partir de 18h.
Lectures de son texte « Intérieur.s » par Philippe Artières le samedi 08 janvier à 15h puis à 17h et le dimanche 09 janvier à 11h et à 15h.

Vous trouverez ici quelques morceaux choisis de Vies intérieures de Philippe Artières.


« Si vous voulez être sûr que le montant plafond choisi est adéquat, n’hésitez pas à établir la liste de vos possessions. Pour cela, montrez-vous méthodique : établissez, pièce par pièce, l’inventaire de votre patrimoine mobilier (meubles, vêtements, matériel informatique, TV, équipement audio ou vidéo, objets déco, livres, CD ou vinyles, vaisselle, équipement électroménager, vins…). Essayez de leur affecter une valeur d’usage. Cela ne sert en effet à rien de retenir la valeur neuve, à laquelle vous avez acheté ce matériel il y a quelques années, l’assurance ne vous indemnisera jamais le montant exact de votre achat.N’hésitez pas à prendre des photos de vos meubles et objets, et à les conserver. Cela pourrait servir en cas de sinistre. Pensez aussi dans la mesure du possible à mettre de côté les factures de vos biens. » 
Assurance habitation. Comment estimer ses biens pour une meilleure indemnisation.

  • Le bouquet de fleurs et le petit chien

Avec son appareil polaroid, elle a photographié son appartement. Je dis elle car par mégarde sur l’un des clichés, elle apparaît dans un miroir, on distingue à peine sa silhouette, c’est une femme, elle semble être d’un certain âge comme on dit. C’est la seule figure humaine qu’on voit. Il est probable qu’elle vivait seule ; était-elle veuve ? célibataire ? 
Une table est dressée avec soin pour deux ou trois couverts, mais les chaises sont toujours vides. Elle ne semble pas avoir pris ces photos pour les envoyer à des parents ou des amis ; elle a parfois doublé le cliché et a conservé les deux images.  J’écris au passé car la photographe a dû mourir, et en vidant l’appartement l’antiquaire venu acheter les meubles est tombé sur ce drôle de lot d’images, plus de trois cents polaroids d’intérieur … Il les a vendus, je les ai achetés.
Des années durant, elle a multiplié les clichés instantanés de chez elle, mais contrairement à la pratique la plus courante de ce dispositif photographique, ce ne sont pas les visiteurs qu’elle a saisis, pas de portrait de sa sœur Marie-Hélène de passage, pas d’images de son couple d’amis qui vit désormais à Nice et qui une fois l’an viennent déjeuner chez elle, chez Marie-Thérèse. Prénommons-la arbitrairement ainsi, notre photographe, ça lui va bien Marie-Thérèse, un prénom double, Marie parce que toutes les filles de la bourgeoisie française s’appellent Marie et Thérèse parce que c’est le prénom de la petite sainte carmélite de Lisieux, parce que Thérèse Martin était une belle âme détachée des choses matérielles et surtout que notre photographe est probablement née quelques temps après sa canonisation, dans l’entre-deux-guerres. Et puis avec le temps, on s’est mis à l’appeler Marie-Thé… c’était moins vieille France, c’était plus giscardien. Il n’y a pas que les gens de gauche qui ont eu leur 68. 
Marie-T n’aime pas photographier ses semblables ; elle s’en fout de ses semblables ; quand Maman est morte, cinq après Papa, ses cinq frères et sœurs ont cessé de l’appeler régulièrement — « elle est très indépendante Marie-T. tu sais ! » —, les petits neveux ont commencé aussi à trouver que Parly II, c’était bien loin … ils lui envoient encore un faire-part de mariage et la liste des cadeaux… — au début elle y croyait, c’était l’occasion pour elle d’aller faire un tour au Bon Marché … et puis assez vite, elle les a trouvés franchement gonflés — la « famille » avait bon dos ; alors elle a pris un malin plaisir à offrir un nombre impair de cuillères à moka, ou l’objet le plus inutile de leur longue liste. Marie-T ne fréquente pas non plus beaucoup les gens de l’immeuble ; elle préfère garder ses distances ; il n’y a beaucoup de couples avec des enfants, et les autres, elle les voit à l’assemblée générale des co-propriétaires, ça suffit bien. À la dernière réunion, elle a failli se prendre le bec avec le voisin du 3e, il voulait faire couper le beau cerisier du Japon qui assombrissait son intérieur. Cet arbre, elle l’avait vu pousser, c’était même elle qui avait suggéré de planter cet arbre à fleurs. 
Il faut comprendre que Marie-T est une femme de goût, alors la vulgarité la met dans tous ses états… ça la rendrait même un peu méchante d’être prise pour une vieille tante dont on attend la mort pour se partager le magot. Marie-Thérèse aime les formes. Après tout Parly II est à deux pas de Versailles et du Château, mais quand elle va s’y promener, elle ne prend pas son appareil polaroïd. Notre photographe aime les décors, mais son Versailles à elle, les décors qu’elle produit avec soin ; elle a en effet fait de son intérieur un petit théâtre. 
Il faut comprendre que Marie-T est une femme de goût, alors la vulgarité la met dans tous ses états… ça la rendrait même un peu méchante d’être prise pour une vieille tante dont on attend la mort pour se partager le magot. Marie-Thérèse aime les formes. Après tout Parly II est à deux pas de Versailles et du Château, mais quand elle va s’y promener, elle ne prend pas son appareil polaroïd. Notre photographe aime les décors, mais son Versailles à elle, les décors qu’elle produit avec soin ; elle a en effet fait de son intérieur un petit théâtre. 
Lorsque Irma était morte, son petit fox terrier à poil ras à la robe blanche, elle avait acheté chez un antiquaire rue de la Paroisse, près des halles, un joli fox en porcelaine de même taille, mais lui, il n’avait pas besoin d’être sorti deux fois par jour. Au début elle l’a trouvée bien agréable, cette figurine, mais elle a bien vu que son moral déclinait … Elle achetait toujours plus de bouquets, mais rien n’y faisait ; c’était André qui, au premier signe de son cancer, lui avait offert Irma, il avait eu raison André : ça lui faisait de la compagnie, et ça permettait de ne pas trop penser à la mort. Et puis, il allait bien dans son intérieur ce petit chien ; à Londres, elle se souvenait bien avoir vu des chiens sur les tableaux des familles aristocratiques. C’était de bon goût. Elle a enterré Irma et acheté le chien en porcelaine. Elle a pris des photos, le chien en procelaine et les bouquets de fleurs. 
Sur les dizaines de polaroïds de Marie-Thérèse transparaît le sourire de satisfaction de la photographe. Elle a réussi, son petit théâtre nous fascine. Cet intérieur bourgeois est traversé par des failles, par des fissures que les clichés révèlent. Et ça aussi Marie-T. le savait bien. 


  • Tentative de description d’un intérieur inconnu à partir de trois photos trouvées.

Ce sont trois photographies achetées lors d’un vide-grenier, puis longtemps laissées au fond d’une boîte dans le bas d’un placard. Ces clichés noir et blanc, format 10 par 15 cm, sont sans indication manuscrite de lieux ni de dates. 
Le lieu est difficile à identifier — un pavillon ou un appartement d’une banlieue ou dans une ville de province difficile à dire —, quant à l’époque, probablement la fin des années 1960, en raison moins de ce que l’on voit sur les images que des tirages eux-mêmes et de leur format. 
Sur l’une de ces trois images, le décor est un intérieur, celui d’une salle à manger. Le poste de télévision semble être allumé, il est 19 heures. La lumière est encore belle, les lampes ne sont pas encore allumées. 
Les deux autres images images sont celles d’une chambre à coucher, dont on aime à imaginer qu’elle est dans le même logement. Cette chambre est-elle conjugale ? Est-elle celle d’un.e célibataire, d’une veuve ou d’un veuf ? Le mobilier a un genre, on le sait bien. 
L’une des images de cette chambre à coucher la donne à voir sous un autre angle ; elle est toujours déserte mais on y voit la partie qui fait face au lit. Avec elle, on comprend mieux la manière dont le mobilier est agencé dans cette pièce. Sur ces deux images, un objet curieux : un épais coussin rond, posé au milieu du lit.
Revenons au premier cliché et tentons de dresser un inventaire des meubles et objets qui composent cet intérieur. 
La pièce, habillée d’un papier peint à motifvégétal symétrique est meublée principalement d’un buffet vaisselier crédence deux corps et deux portes en bois sombre (chêne), d’une table haute carrée recouverte d’une napep avec ses chaises en bois cannées en chêne, et d’une commode de bois clair à tiroir (année 1950) sur laquelle a été placé un poste de télévision de marque Philips ou Schneider, écran 61 cm avec coffrage bois, début 1970. Précisons que le buffet est travaillé, les portes du haut arborent des décorations en relief, le haut du meuble est bordé par une corniche, tandis que les tiroirs portent des poignées métalliques ; le bois est sculpté, colonne en creux, motifs décoratifs … 
À droite du buffet, est accrochée dans la partie haute du mur une petite horloge à pendule (avec Carillon type westminster) années 1930, dont la valeur est aujourd’hui entre 100 et 300 euros sur les sites de vente en ligne.
À gauche du buffet, au dessus de la télévision, un tableau est suspendu ; cette peinture à l’huile, dans un encadrement doré, est peut-être la copie d’une œuvre célèbre représentant une scène champêtre (arbres, pièce d’eau) ; elle resssemble plus à un Camille Corot qu’à un Jean-François Millet
La pièce est éclairée par un lustre central de quatre ampoules surmontées de quatre petits abat-jours de couleur identique en tissu uni, disposé à partir d’un rouet de bois à l’horizontal, comporte sur le mur droit un autre tableau, également une peinture — on croit apercevoir un portrait avec coffre. Les images sont très présentes dans la pièce : sur la partie intermédiaire du buffet on en aperçoit trois, seule celle du centre est identifiable : y figure un couple se tenant par l’épaule … S’agit-il du couple qui habite ou a habité le logement, ou bien de l’un ou l’autre de leurs parents ? La photo est en noir et blanc, encadrée dans une Marie-Louise. Sur une seconde photographie, on croit distinguer un groupe de personnes… une photo de famille ?
D’autres petits meubles participent à la décoration soignée de cette salle à manger. D’une part, un guéridon carré très haut à quatre pieds sur lequel a été posé un petit saut en bois cerclé servant de cache-pot à une plante d’intérieur. D’autre part, sous le portrait peint, une composition de fruits frais ; les bananes, pommes, et agrumes sont présentés dans un panier avec une anse cerceau, ornée d’un nœud de tissu ou papier. Une table basse a quatre pieds accueille la composition. Beaucoup de bibelots sont disposés sur la télévision et sur le buffet sans qu’on puisse les décrire. Des napperons ont aussi été placés ici et là.
Entrons à présent dans la chambre ; elle est habillée d’un papier peint blanc avec un motif de chardon. La seule image accrochée est une représentation d’une vierge ou peut-être d’une sainte ; indéniablement en tous cas un personnage religieux ; sur l’autre photographie de la chambre, on aperçoit un crucifix au dessus du lit. Le mobilier déjà décrit, une chambre à coucher (lit et armoire à glace) est complétée de petits meubles : une table de nuit avec son réveil et une petite boîte ronde en bois, et une petite console sur laquelle est placé un étrange objet : une poupée ou figurine vêtue d’une robe blanche — une aube ? — au bas de laquelle il y a deux portraits dans deux médaillons. Cette partie de la pièce ressemble à un petit autel religieux. On distingue des fleurs sur cette même console. 
La décoration est marquée par une forte présence de tissus à motifs : il y a non seulement le dessus de lit mais aussi une tenture sur la table de nuit, et différents napperons. Le gros coussin sur le lit vient renforcer cette impression de surcharge. Se dégage aussi de cet intérieur que cette chambre serait celle de personnes ayant vécu un temps à l’étranger (colonie ?). L’épais coussin arrondi dont le dessus semble plissé et tenu par un ruban, posé sur le bout du lit, rappelle un pouf oriental. S’agit-il d’un cadeau ou d’un souvenir ? On se demande soudain si la figurine n’est pas un objet lui aussi exotique ? Une petite statue d’artisanat ? L’impression première ressentie d’abord en entrant dans cette chambre laisse place à une seconde beaucoup plus riche. Ces quelques détails suffisent à teinter cette intimité d’une autre coloration, celui d’un monde quitté, laissé au loin. Et lorsqu’on revient dans la salle, on voit autrement les photos sur le buffet. Et si c’était un portrait en pied du couple avant qu’il ne le quitte, dans cet ailleurs dont quelques traces subsistent.


Philipe Artières est historien au CNRS.

Les photographies d’exposition sont de ©Romain Vadala