Du 12 septembre au 11 octobre 2025
Vernissage le 11 septembre à partir de 18h

Galerie 9, 9 rue Gustave Simon à Nancy.

 


Célia Muller

La Neige en août, chapitre 2

« Il y a là cendre. »

Jacques Derrida, Feu la cendre

 

« La reconnaissance d’une image qui, tragiquement, a survécu à une expérience, rappelant l’événement plus ou moins clairement, comme les cendres intactes d’un objet consumé par les flammes. »

Man Ray, « L’Âge de la lumière »²

 

« On ne peut donc plus parler d’images sans parler de cendres. […] Savoir regarder une image, ce serait, en quelque sorte, se rendre capable de discerner là où elle brûle, là où son éventuelle beauté réserve la place d’un ‟signe secretˮ, d’une crise non apaisée, d’un symptôme. Là où la cendre n’a pas refroidi. […] En cela, donc, l’image brûle. Elle brûle du réel dont elle s’est, à un moment, approchée […]. Elle brûle du désir qui l’anime, de l’intentionnalité qui la structure, de l’énonciation, voire de l’urgence qu’elle manifeste […]. Elle brûle de la destruction […] dont elle réchappa et dont, par conséquent, elle est capable aujourd’hui d’offrir encore l’archive […]. Elle brûle de la lueur, c’est-à-dire de la possibilité visuelle ouverte par sa consumation même […]. Elle brûle de son intempestif mouvement, incapable qu’elle est de s’arrêter en chemin […]. Elle brûle de son audace, lorsqu’elle rend tout recul, toute retraite impossible […]. Elle brûle de la douleur d’où elle vient et qu’elle procure à quiconque prend le temps de s’y attacher. Enfin, l’image brûle de la mémoire, c’est-à-dire qu’elle brûle encore, lors même qu’elle n’est que cendre : façon de dire son essentielle vocation à la survivance, au malgré tout. Mais pour le savoir, pour le sentir, il faut oser approcher son visage de la cendre. Et souffler doucement pour que la braise, dessous, recommence d’émettre sa chaleur, sa lueur, son danger. Comme si de l’image grise, s’élevait une voix : ‟Ne vois-tu pas que je brûle encore ?ˮ »

Georges Didi-Huberman, « L’image brûle »³

 

 

C’est une histoire où l’on se retrouve.

Il y eut un premier chapitre.

Quelque part à l’Ouest de vos pas.

Quelque part avant votre venue ici.

Il y eut un premier chapitre de La Neige en août.

Mais vous pouvez considérer, comme dans les « livres dont vous êtes l’héroïne (ou le héros) » — ceux de mon enfance et peut-être également de la vôtre —, que vous avez choisi d’entrer dans l’histoire par le chapitre 2, directement après le titre.

Et vous verrez qu’avoir opéré ce choix vous mène peu ou prou au même endroit que celles et ceux dont les pas plus à l’Ouest auraient foulé le chapitre 1.

Il y eut un premier chapitre donc.

Et avant ce premier chapitre, il y eut, pour moi, une autre histoire.

Vous en avez forcément vécu, des histoires comme cela. Des histoires incandescentes dont on ressort sans trop savoir si on n’était pas dans la projection, le fantasme, la réécriture.

Moi, je suis tombée folle amoureuse des œuvres de Célia Muller. Se voir confier un texte⁴, dans ces cas-là, c’est un peu comme vivre une passion estivale : on se sent en fusion, tout en sachant qu’à la fin de l’été, on ne s’écrira que de temps à autre, voire plus jamais.

Il y a un deuxième chapitre.

Et il y a ce deuxième texte, quelques années après le premier.

C’est une histoire où l’on se retrouve.

Mes pas plus à l’Ouest avaient, quant à eux, foulé le chapitre 1 de La Neige en août⁵.

C’était il y a moins d’un an, à Paris.

J’étais accompagnée d’un ami. Je ne voulais pas qu’il vienne avec moi, je voulais retrouver les œuvres de l’artiste seule. Il avait insisté, je n’avais pas su refuser. Il est si délicat, si doux. Il s’était exclamé un rêve d’enfant, pour lui, la neige en été. Cela m’avait étonnée. Face à moi, les yeux tout aussi ronds, il s’était étonné de mon étonnement. Nous nous étions observés mutuellement, puis il avait ajouté, d’une voix forte et rieuse, en guise de conclusion : les antipodes, la Nouvelle Zélande.

Je m’étais formulé qu’il avait eu raison d’insister, et que je ne savais pas me décentrer.

J’ai songé à la neige des sommets, qui persiste tout au long de l’année.

Pour moi, la neige en été, c’est l’expérience de la perte.

C’est un voyage écourté, un rapatriement hébété, d’autres trajets, des démarches, des gestes.

Et puis, l’été qui reprend. Des vacances, quand même, parce que tu ne vas rester là, tu ne vas pas rester comme ça. La plage, incongrue, indécente. Le froid et l’humidité jusqu’à l’intérieur des os comme alors que tu n’as pas trente ans, sur cette langue de terre écrasée de soleil.

L’été qui ne reprend pas en réalité ; il ne s’était pas arrêté. Toi qui ne saisis pas comment c’est possible que tout continue à fonctionner normalement derrière cette vitre qui te sépare désormais des autres.

Heureusement, ou malheureusement, tu ne sais pas trop, la vitre se brisera.

Il ne restera que des images.

***

À La Conserverie, certaines de ces images sont précieusement gardées.

Pas toutes, bien sûr. Difficile de classer vos bribes de rêves dans des boîtes au PH neutre. Difficile de contenir vos souvenirs, labiles, poreux — trop dangereux même.

En revanche, les photographies y trouvent refuge. Sont accueillies les plus modestes, apparemment dérisoires — les oubliées des grands récits viennent ici chuchoter leurs versions des faits, des plus lacunaires, et vous écoutent combler les manques. Jusqu’au débord.

« Ne vois-tu pas que je brûle encore ? »

Célia Muller collabore régulièrement avec ce lieu d’archives unique, dédié à la photographie vernaculaire, dite aussi de famille⁶.

Célia Muller sait que les images brûlent. Que les plus anodines, les plus inoffensives, sont parfois celles qui consument le plus. L’enfance aux yeux mi-clos, les fleurs du jardin, le sourire. Le noème « ça-a-été » et « la photographie me dit la mort au futur »⁷.

Mais la pulvérulence fuligineuse de ses dessins, elle, dit la cendre ; ou peut-être : dit cendre ; et les opérations auxquelles l’artiste soumet les photographies à partir desquelles elle œuvre — recadrage(s), oblitération(s), superposition(s) — agissent comme un souffle faisant rougir les braises que l’on croyait éteintes.

Cela étant, Célia Muller procède de manière similaire avec ses propres photographies.

Et je vous mets au défi de déterminer quels dessins ont été inspirés par des photographies d’anonymes issues du fonds de La Conserverie et par des clichés pris par l’artiste elle-même.

(Défi rhétorique dont l’intérêt serait nul.)

Alors quoi ?

Alors, les tirages papier de La Conserverie imposent leurs contrastes, leurs textures.

Les images n’y recèlent pas que des figures, plus ou moins spectrales, elles deviennent des surfaces.

Le papier qui gondole, l’émulsion qui plisse, une griffure, là, qui crée une lacune dans la couche-image.

C’est que cela demande du soin, une photographie, un dessin.

***

Lorsque nous avons échangé au sujet de ce second chapitre, de ce nouvel épisode neigeux, il a beaucoup été question de ce qui disparaît et de ce qui reste.

Mon corps encore trop à l’Ouest d’elle, nous n’avions pu nous voir. Les visites d’atelier ont pris la forme de coups de fil, des reproductions d’œuvres, des vues d’atelier ou d’exposition affichées sur l’écran de l’ordinateur.

Je n’ai pas osé lui demander : ce qui reste ?

Peut-être qu’avoir mentionné Jacques Derrida dès les prémices de ces échanges me rendait tatillonne, mais j’aurais voulu savoir : ce qui reste, ou ceux qui restent ?

Leftover, série. En français : reste.

Des missives dont l’embrasement n’aura pas suffi à effacer tous les mots.

Des clous. Un tesson d’assiette — le pittoresque d’une demeure, trouvé dans une maison abandonnée au cœur d’une forêt calcinée. Où l’on aimerait lire un signe d’espoir en lieu et place de la cinglante ironie dont la vie sait faire preuve.

Lorsque nous avons échangé au sujet de ce second chapitre, de ce nouvel épisode neigeux, il a beaucoup été question de feu(x), et de plante(s).

Demain est un autre jour, série.

Bien sûr, le feu, ce n’est pas que la catastrophe, l’incinération.

C’est le foyer, l’être ensemble.

C’est une histoire où l’on se retrouve.

Mais quiconque a eu à faire du feu le sait : on se doit de veiller sur lui.

Parce qu’un feu qui s’éteint peut installer un froid mortel, et qu’il doit être nourri, comme un enfant.

Parce qu’un feu, même éteint, peut reprendre. Qu’il suffit d’un craquement, d’une braise qui s’échappe. Qu’il vaut mieux rouler le tapis, dormir près de l’âtre, sur le canapé, ne pas trop s’éloigner.

On veille sur un feu pour les mêmes raisons qu’on veille et les vivant·es et les mort·es.

Un feu — des gestes.

De l’entretien.

Comme on entretient des plantes, des relations, des souvenirs.

Des mains.

Des mains partout dans les livres d’histoire de l’art, dans la peinture, dans la photographie.

Des mains, des mains qui prennent soin.

Des mains qui cueillent, qui offrent.

Le photographe. Ces mains qui enserrent un objet absenté — à moins que ce ne soit pas l’objet qui se soit absenté. L’appareil en creux, le grand absent des dessins, pourtant omniprésent.

Des mains pour transmettre.

Ce qui reste, à ceux qui restent.

Marie Cantos (en août, 2025)


 

¹ « Il y a plus de quinze ans, une phrase m’est venue, comme malgré moi, revenue, plutôt, singulière, singulièrement brève, presque muette : Il y a là cendre. Là s’écrivait avec un accent grave : là, il y a cendre. Il y a, là, cendre. Mais l’accent, s’il le lit à l’œil, ne s’entend pas : il y a là cendre. À l’écoute, l’article défini, la, risque d’effacer le lieu, la mention ou la mémoire du lieu, l’adverbe là… Mais à la lecture muette, c’est l’inverse, là efface la, la s’efface : lui-même, elle-même, deux fois plutôt qu’une. » C’est ainsi que Jacques Derrida introduit Feu la cendre (Paris, Éditions des femmes — Antoinette Fouque, 1987). Quinze plus tôt, en effet, à la fin de son ouvrage La Dissémination (Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1972) apparaissait déjà cette phrase énigmatique parce qu’illisible, ou plutôt imprononçable. Une phrase qui dit l’incapacité à dire, précisément, à dire la mort, évidemment.

² Man Ray, « L’Âge de la lumière », dans : Le Minotaure, n° 3-4, 1933, p. 1.

³ Georges Didi-Huberman, « L’image brûle », dans : Phalènes. Essais sur l’apparition, 2. Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxes », 2013, p. 346 puis 356 et, enfin, 370-372.

⁴ Ce premier texte, à l’invitation, déjà, d’Anne Delrez, directrice de La Conserverie, et de Célia Muller, date de 2022. Il peut être lu en ligne, sur le site de l’artiste : https://celiamuller.com/textes/.

⁵ La Neige en août, chapitre 1, exposition personnelle de Célia Muller, s’est tenue à la Galerie Maïa Muller à Paris du 24 avril au 30 mai 2025.

⁶ En 2021, elle présentait ààndun, une exposition personnelle, dans l’espace messin de l’association ; en 2023, elle réalisait Et puis plus rien, en collaboration avec Anne Delrez puis, l’année suivante, un jeu de tarot réédité depuis ; aujourd’hui, ce second chapitre de La Neige en août.

⁷ Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie. Paris, Gallimard, coll. « Cahiers du cinéma », 1980, p. 148-150.

célia muller dessin contemporain la conserverie, un lieu d'archives

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette exposition est soutenue par la ville de Nancy.
Pour les Journées Européennes du Patrimoine, l’exposition est ouverte samedi 20 et dimanche 21 septembre de 14h à 18h.
Pour en savoir un peu plus sur l’artiste ici

Courtesy : Célia Muller et Galerie Maïa Muller