Elles veulent déjà s’enfuir – Julien Magre

Du 1er juin au 31 juillet 2013


Elles veulent déjà s’enfuir, tout est là, dans ce titre fictionnel et poétique, plantant le décor d’une histoire en train de se dérouler, en train de se vivre. Le photographe, à l’écart, observe les personnages qui peuplent sa vie intime, ce « elles » si énigmatique tant il nous emporte dans une histoire peuplée d’une multiplicité féminine. Il est question d’une femme et de deux fillettes, mais aussi d’un amant et d’un père qui voit le temps s’échapper à travers elles, le temps qui passe, impossible à saisir si ce n’est par la photographie : « elle me permet de figer le temps qui agit sur l’âge de me enfants, leurs transformations, de réaliser un travail d’archive au présent ». Ainsi, ces images ont un statut cinématographique en ce qu’elles suggèrent une durée, une coupe temporelle, un instant d’arrêt. Au cinéma, le flux est bien souvent présent sous la forme du travelling, et ce n’est pas un hasard si certains paysages qui ponctuent la série ont été prises depuis la fenêtre d’une voiture. Mais il ne faudrait pas réduire ce travail au « ça a été » : plus que d’une disparation, il s’agirait plutôt d’un disparaître, d’un évanouissement en acte dans l’ici et maintenant de la prise de vue. « C’est dans le présent que j’enregistre de futurs souvenirs », précise le photographe qui est alors dans une position dynamique, combattant peut-être la nostalgie. Julien Magre se donne des règles formelles : il privilégie une distance vis-à-vis de ses sujets, une frontalité, une simplicité du cadre et du contexte de prise de vue. Mais, la question de la distance est ici paradoxale : de même que le petit format des images oblige le spectateur à se rapprocher, le photographe ne s’éloigne que pour mieux abolir l’espace qui le sépare de celles qu’il aime. Souvent, dans de subtiles chorégraphies, le modèle s’impose en pied, seul, au centre de l’image. En regardant l’objectif, la fillette blonde pense à cet homme derrière un appareil qui décide d’agir sur la réalité en la contrant, en photographiant, un après midi d’été, pendant de longues vacances : la fillette regarde son père, et même si elle ne le formule pas encore, elle sait que lui aussi veut s’enfuir, qu’il cherche à créer un monde parallèle et hors du temps. Brouillant les pistes, la nature des images est empreinte d’ambiguïté : les images sont-elles volées ou mises en scène ? Julien Magre fantasme sa vie, transfigure le quotidien, mais ce n’est pas en metteur en scène autoritaire qu’il créé ses images : c’est bien plutôt en témoin d’une « scène qui se passe ». Il joue de la frontière très mince qu’il y a entre la banalité des gestes et leur possible révélation en instants rêvés. C’est sans doute ça vivre littérairement sa vie, vivre toutes choses comme les parcelles possibles d’un récit qui s’écrirait sous nos yeux, au bord d’une piscine gelée, dans une baignoire où le corps flotte, ou face à un paysage de neige. Restent la trace de visages, reflets éphémères derrière une vitre, tels des spectres sérieux ; une danse immobile et silencieuse au coeur d’une épaisse forêt ; ou un jeu avec la mort et les fantômes. Ces pantomimes suggèrent que la vie n’est jamais réductible, qu’elle est toujours bien plus encore : à la fois promesse et mystère.
Léa Bismuth

© Julien Magre

Le site de l’artiste : Julien Magre